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Texte lu par Charlotte.
Le bon appât
Pour Yassir
Il n’y a pas à dire, la ville ça pue. Le soir, le matin, dans la journée, écrasée de soleil ou rincée par un orage d’été, la ville ça pue. Il n’y a guère que le mistral pour nettoyer tout ça. Mais le mistral ce n’est pas un vent. C’est une tornade, un ouragan. Ça vous bouscule, ça vous glace, ça vous assourdit, ça vous étourdit, on en oublierait presque de respirer. Voilà pourquoi la ville pue un peu moins les jours de mistral.
Si son père, comme tous ceux qui l’avaient précédé, avait été un forçat de l’Alpe, prisonnier des saisons, là-haut, dans l’arrière-pays, Léon, mon grand-père, avait lui choisi la liberté et le braconnage; du moins c’est ainsi que je l’imaginais. La montagne était son terrain de jeu. Il s’y déplaçait comme un chat sauvage, inventant ses propres sentiers, dédaignant les chemins tracés qui mènent toujours quelque part, trop prévisibles. Ses chemins s’ouvraient à chacun de ses pas et se refermaient aussitôt derrière lui. En toute saison, il pouvait rester des semaines entières en altitude sans redescendre au village, passant d’une crête à l’autre, seulement porté par son instinct, une soif inextinguible de solitude et l’excitation de la traque. Il n’aimait rien tant que sentir le grand air l’envelopper sur une barre rocheuse, découvrir un nouveau paysage au passage d’un col, grimper librement sur des falaises abruptes pour surprendre un chamois, un mouflon ou un bouquetin. Alors, dans ces conditions, on comprendra que la ville n’était décidément pas son lieu de prédilection. Et pourtant, ce serait bien à Marseille, et à l’occasion d’une rencontre, que sa vie allait être transformée une nouvelle fois.
Nous habitions rue Kruger. La rue Kruger était un véritable îlot préservé aux confins des quartiers des Chartreux et des Chutes Lavie. Quinze ans plus tôt, mon père avait acheté une de ces grandes maisons de ville, construites au XIXe siècle, entourées d’un petit jardin touffu avec des pins immenses qui pouvaient monter jusqu’ à plus de dix mètres de hauteur, des tonnelles fleuries, des terrasses aériennes, et des vignes grimpantes dont on tirait encore, au début du XXe siècle, une redoutable piquette. La nôtre possédait aussi une jolie rocaille imaginée par Gaspard Gardini, ce qui en avait fait grandement monter le prix, et un sous-sol vaste et lumineux. C’est là, que le docteur Léo Mélézin avait installé son cabinet et que, l’année de mes treize ans, on aménagea un petit appartement pour mon grand-père.
Un matin, au petit déjeuner, Léon déclara négligemment que cela lui ferait le plus grand bien de se rafraîchir aux eaux de la Durance. Mon père lui lança un regard étonné par-dessus ses lunettes demi-lunes. Et Léon précisa qu’il irait volontiers au parc Longchamp admirer le palais que l’on avait construit en hommage à ce qu’il appelait souvent ses chers ruisseaux. Ma mère, qui imaginait toujours le pire quand il s’agissait de son beau-père, risqua d’une voix un peu tremblante :
« Vous savez, Bon-Papa, l’eau des bassins du parc n’est pas ce qu’il y a de plus propre… »
Quant à moi, je crois que je n’ai même pas daigné lever le nez de ma console de jeux. J’ai néanmoins glapi quelque chose qui ressemblait à :
« Papy en maillot de bain au parc, j’aimerais bien voir ça. »
Mon père répliqua du tac au tac, ignorant les grands gestes de dénégation que lui faisait ma mère de l’autre bout de la pièce, tel un sémaphore avant la bataille, que justement ça tombait bien, puisque j’allais accompagner mon grand-père dans sa promenade. J’ai secoué la tête et soupiré bruyamment, plus pour la forme que pour exprimer un véritablement ennui, car l’idée de passer la matinée dans une salle d’étude du collège ne m’enchantait guère. Une épidémie de grippe avait mis sur le flanc une bonne moitié de l’équipe enseignante et, ce matin-là, aucun cours n’était assuré. Le parc plutôt que l’étude, même avec l’ancêtre, pensai-je alors sans une once de méchanceté mais avec un certain pragmatisme ; j’étais gagnant. Et c’est ainsi que tout a commencé entre nous. Il serait toutefois plus exact de dire que tout allait véritablement commencer la semaine suivante, avec l’apparition du revolver.
Depuis que Léon s’était installé chez nous, aux premiers jours du mois de septembre, nous ne nous étions pour ainsi dire jamais vraiment parlé. Un baiser furtif le matin avant de partir au collège, le plus souvent sur l’injonction de ma mère : « Paul, n’oublie pas d’embrasser ton grand-père », et un « B’soir ! » distrait à mon retour, avant de me jeter sur le pot de Nutella, constituaient l’essentiel de nos relations.
« Il faut juste trouver le bon appât », semblait penser Léon en me contemplant, non sans un certain dégoût, étaler un bon centimètre de pâte à tartiner sur une tranche de pain. Il imagina alors assez rapidement que l’appât en question pourrait bien prendre l’aspect du revolver Castellli à canon court qu’il avait ramené de la guerre. Les enfants aiment bien les armes, ce qui n’en fait pas pour autant de futurs tueurs en série. Il suffit donc à Léon de laisser traîner le revolver sur sa table de chevet et de le glisser ostensiblement dans la ceinture de son pantalon quand la femme de ménage pénétra dans sa chambre, pour que toute la maisonnée sache immédiatement que « le pépé » était armé. La phrase fut prononcée sur un ton qui frisait l’hystérie, alors que la malheureuse bonne courait se réfugier dans les bras de ma mère qui n’en menait guère plus large. Le piège était tendu.
L’arme devint, le soir même, le principal sujet de conversation entre mes parents, au plus grand regret de mon père. La discussion étant particulièrement houleuse et l’acoustique de la maison généreuse, je ne manquai pas une syllabe de la dispute. Moins de deux jours plus tard, et alors que la bonne refusait obstinément de « faire le ménage dans la chambre du vieux », je demandai à Léon sans plus de cérémonie :
« C’est vrai que t’as un flingue, grand-père ? ».
L’apprivoisement commença alors. Du démontage et remontage de l’arme, on passa assez rapidement aux exercices de tir dans les sous-sols d’une ancienne tuilerie abandonnée. Puis du revolver, dont une fois l’interdit levé l’intérêt se révéla plutôt restreint, on passa aux pièges qui s’avérèrent nettement plus distrayants, et enfin des pièges tout naturellement à la taxidermie. En moins d’un mois, nous étions devenus inséparables. Chaque mercredi après-midi, nous étions au muséum d’histoire naturelle du palais Longchamp, pour étudier les collections de zoologie, principalement celle de Jean-Baptiste Marie Jaubert, célèbre ornithologue marseillais. Et le soir, nous nous exercions jusque tard dans la nuit à naturaliser les oiseaux ou les petits rongeurs que nous avions piégés dans le jardin.
La rencontre avec Leïla Osmani se fit à l’occasion de l’une de ces visites au muséum, devant la vitrine consacrée aux oiseaux de la faune provençale. Ce jour-là, la conservatrice en chef se livrait à l’exercice qu’elle affectionnait le plus parmi les nombreuses tâches annexes attachées à sa fonction : l’accueil d’un groupe d’enfants en classe de découverte. Dans un même élan, sans vraiment nous concerter, nous nous étions discrètement intégrés au groupe. Que l’on ne se méprenne pas. Notre intention initiale n’était pas, principalement du moins, culturelle. Notre motivation était, je dois le reconnaître, plus sensuelle qu’intellectuelle. Était-ce l’élégance de la silhouette, la chaleur amicale d’une voix ensoleillée par quelques intonations méditerranéennes ? Dès l’apparition de la jeune femme, chacun dans son for intérieur, nous nous dîmes, pour l’un avec les confuses espérances de l’adolescence et pour l’autre avec les aigres regrets de la vieillesse – et aussi, sans doute, avec de petites variantes sémantiques correspondant au mode d’expression de nos générations – : « Elle est sacrément gaulée cette nana ». Ce qui n’était pas faux. Mais, gaulée ou pas, il était rapidement apparu à Léon qu’elle n’y connaissait strictement rien en ornithologie. Après avoir pris une fauvette pour un gobe-mouches, voilà maintenant qu’elle confondait le pinson avec la pie-grièche. En approchant au plus près de la vitrine, Léon constata que les petits cartels à l’écriture soignée et penchée censés donner tous les éléments de classification (genre, famille, ordre, classe, embranchement, règne) et de nomenclature, le nom binominal suivi le plus souvent du nom vulgaire, et parfois même quelques éléments de comportement comme le type d’habitat, bref le minimum scientifique, avaient été mélangés. La sitelle torchepot se trouvait ainsi qualifiée d’« Animalia, Chordata, Vertebrata, Aves, Passeriforme, Fringillidae, Fringilla, Fringilla coebes, communément nommé pinson des arbres » et, une étagère au-dessus, ledit pinson se retrouvait, lui, propulsé au rang de « Carduelis carduelis », autrement dit le chardonneret élégant. Au bénéfice d’un changement de vitrine, dans le brouhaha occasionné par le déplacement de la joyeuse troupe d’écoliers, Léon s’approcha de Leïla et lui glissa à l’oreille :
« C’est le foutoir dans vos vitrines. Ne vous fiez pas aux cartels, ils ne correspondent pas aux oiseaux devant lesquels ils sont posés.
La conférencière étouffa un juron et lâcha à mi-voix :
– Vous êtes sûr ? C’est que je n’y connais rien aux oiseaux, ma spécialité c‘est les batraciens.
– Passez directement dans la salle des mammifères, lui conseilla alors Léon sur le même ton, vous devriez arriver à faire la différence entre un lion et une girafe. »
Un court instant, la jeune femme prit le propos pour une critique, elle écarta les bras, secoua sa belle crinière brune et, tout en tentant de réprimer le fou rire qui menaçait de la submerger, elle frappa dans ses mains pour appeler les enfants à la suivre dans la salle voisine. La suite de la visite fut des plus classiques même si le regard de Leïla venait se poser régulièrement sur nous qui restions, maintenant, à distance du groupe, car peu intéressés par la faune africaine. La visite achevée, la petite troupe et ses accompagnateurs furent installés devant un documentaire de Yann Arthus Bertrand exhumé de la cinémathèque du musée. Leïla se mit à notre recherche, et nous trouva devant la vitrine des oiseaux de montagne. Léon était en train d’imiter le chant de l’accenteur alpin. Une dizaine de visiteurs étaient regroupés autour de l’artiste, lui faisant de véritables ovations à chacune de ses imitations qui s’achevait immanquablement par un rappel scandé sur l’air des lampions : « Une autre… une autre… ». Toute la vitrine y passa, transformant pour un temps la salle de musée en volière. Le concert, digne d’Olivier Messiaen, s’acheva par le cri perçant de l’aigle en chasse, les grands oiseaux étant placés sur les étagères supérieures. Avant que le groupe ne se disperse, une petite fille curieusement coiffée d’une couette sur le sommet du crâne tira sur la jambe de pantalon de Léon, tendit le doigt vers la vitrine la plus éloignée et dit :
« Et celui-là, tu peux le faire ? »
Léon lui répondit gentiment :
« Un phoque ? Non, ma chérie, je ne sais pas faire le cri du phoque. »
Et le groupe se disloqua joyeusement. Leïla s’approcha alors de nous en applaudissant :
« Bravo, quel succès, dit-elle une peu moqueuse.
– Oh ! vous savez, répondit Léon, modeste, ils n’y connaissent pas grand-chose.
– Tout de même… tout de même… crut bon d’insister Leïla sur un ton légèrement condescendant, ce qui lui valut cette fois une réplique immédiate de Léon :
– Vous non plus d’ailleurs, si j’en juge par votre prestation de tout à l’heure. »
Le visage de la jeune femme se rembrunit un peu avant de poursuivre, baissant le ton de sa voix comme pour une confidence :
« Vous ne m’avez pas trahie au moins ? »
Léon, l’index levé vers son visage, lui répondit, définitif, sous mon regard médusé et un peu confus :
« Jamais ! On ne trahit jamais une jolie femme. »
Rougissant légèrement, Leïla, surprise, haussa les épaules en riant. Comme pour se donner un semblant de contenance, elle sortit un jeu de petites clés de la poche de son tailleur, l’agita sous le nez de Léon et lui ordonna plutôt qu’elle ne lui demanda :
« Puisque vous êtes si fort, vous allez bien m’aider à remettre de l’ordre dans cette vitrine ? »
Il nous fallut une bonne heure pour que chaque cartel retrouve sa place devant son oiseau. Tout au long de l’opération, Leïla ne cessait d’interroger Léon sur la vie des oiseaux et leur comportement selon les saisons, d’abord dans le but de sonder les connaissances de ce curieux visiteur mais aussi sans doute, dans l’espérance d’en atteindre le plus rapidement possible les limites. Puis, l’interrogatoire s’était transformé en une conversation amicale et désintéressée. La matinée s’acheva par la visite des réserves du musée, suivie d’un déjeuner animé, dans un restaurant du cours Longchamp. Le premier repas d’une longue liste.
J.-C. GARRIGUES
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