• Nouvelle, février 2025

    Nouvelle, février 2025

    Texte lu par Charlotte

    La Rincette mimosa

    Pour Éric

    À La Rincette mimosa, le vendredi, le vin du jour était un jurançon. Sa robe or pâle était en accord parfait avec la couleur des murs du bar dont la baie vitrée, ombrée de paille, s’ouvrait sur le haut du boulevard Longchamp. Ici, tout était jaune ou presque : les murs fleur de soufre, le sol avec une alternance de carreaux miel et chamois, les tables au marbre jaune de Sienne, les chaises en skaï citron, le comptoir en abachi du Sénégal, les pichets d’eau à la couleur et aux armes d’un vieux pastis local, jusqu’à la robe et même la perruque de la patronne, « blond d’argent » aimait-elle préciser quand un client la complimentait sur l’harmonie parfaite de toutes les nuances de couleur rassemblées dans son établissement. On lui donnait du « mademoiselle » bien qu’elle en eût dépassé le premier âge et pas encore atteint le second. Elle y tenait, et le faisait savoir, ce qui ne choquait finalement personne tant, malgré les années et les kilos en trop, elle était restée ronde, rose et pimpante comme un jambon de Parme. Voilà plus de dix ans qu’elle avait ouvert La Rincette mimosa, en lieu et place d’un Garage mécanique et carrosserie chassé du quartier par un voisinage embourgeoisé tenant plus à sa tranquillité qu’à l’entretien de ses voitures et encore moins à la sauvegarde de l’artisanat local. Le garagiste, totalement étranger au concept de gentrification urbaine, lassé par l’hostilité grandissante de ses voisins qu’il avait pourtant bien essayé de raisonner à grands coups de gueule et parfois de clé à molette, peinait à trouver un acquéreur pour un local à l’environnement hostile et surtout considérablement imprégné de graisse et d’huile de vidange des provenances les plus douteuses. Mademoiselle, qui se nommait en réalité Stefania Pellicciàio et qui avait francisé son prénom en Étiennette, disposait de quelques liquidités, durement acquises vingt années durant, entre la rue Barbaroux et la rue Thiers. Et elles grimpent les rues qui mènent de la Canebière à la Plaine ! Bref, à force d’user ses talons sur les trottoirs pentus et les escaliers escarpés des quelques hôtels borgnes des environs, Stefania Pellicciàio, alias Étiennette, possédait un joli tas de billets, certes un peu froissés mais de bonne banque. Confrontée, elle aussi, à une singulière transformation sociologique de son environnement, par l’arrivée d’une population bien charpentée et exerçant une activité qui, pour être proche de la sienne, n’en drainait pas moins une clientèle aux attentes singulièrement différentes, Étiennette avait décidé qu’à près de quarante ans, dont une vingtaine sur le trottoir, il était temps de se ranger des voitures, de partir en pleine gloire en quelque sorte.

    Ces deux-là étaient donc faits pour se rencontrer. Pour autant, qu’un romantisme débridé ne nous fasse pas croire que, chassée par les travelos, la prostituée tomba dans les bras du mécano. Le garagiste était marié et heureux en ménage. Et, même s’il n’aurait sans doute pas dédaigné un petit extra, Étiennette, qui avait acquis tout au long de ces années une connaissance approfondie de la nature humaine en général et des hommes en particulier, n’aspirait plus alors qu’à se tenir à distance de ces derniers. Leurs relations étaient donc restées des relations d’affaires. Elle avait payé le local comptant, ce qui avait permis à l’honnête garagiste de dissimuler une partie de la somme au fisc, et donc de consentir à Étiennette une petite ristourne. Enfin, elle avait nommé son établissement La Rincette mimosa en souvenir, si l’on ose s’exprimer ainsi, de toutes ces années de labeur. La « rincette mimosa » était le nom imaginé par l’un de ses plus fidèles clients pour désigner la toilette intime précédant les ébats tarifés dans les bras d’Étiennette qui utilisait exclusivement un savon et une eau de toilette au mimosa qu’elle achetait par correspondance à un célèbre parfumeur grassois. Étiennette, rebaptisée Mademoiselle et parvenue au rang d’honorable commerçante du boulevard Longchamp, s’était dit qu’il ne lui faudrait jamais oublier ni d’où elle venait ni par où elle était passée. Pour le public non averti, le nom avait quelque chose de joyeux et de doux à la fois, très éloigné de la sordide réalité. En bonne fille de Basilicate, région du Mezzogiorno réputée autant pour la qualité de ses gnummareddi, les célèbres tripes de moutons farcies aux abats, que pour la ferveur religieuse de ses jeunes filles, Stefania Pellicciàio songeait chaque jour davantage à rentrer dans les bonnes grâces de l’Église de son baptême. Elle s’en était quelque peu éloignée spirituellement, mais jamais géographiquement. En effet, les rues où elle exerçait son activité peu catholique voisinaient avec l’église Saint-Vincent-de-Paul. L’église Saint-Vincent-de-Paul est plus connue des Marseillais sous l’appellation d’église des Réformés pour avoir été construite au milieu du XIXe siècle sur l’emplacement de la chapelle des Augustins réformés édifiée, elle, au XVIIe siècle. Est-ce cette lointaine référence à l’évêque d’Hippone, auquel fut assez injustement reprochée une certaine complaisance envers la prostitution, ou l’éloquence du jeune curé de la paroisse ? Toujours est-il qu’Étiennette, entrée dans l’église une après-midi de juillet pour y trouver un peu de fraîcheur et un banc pour reposer ses jambes, en était ressortie transformée et reconvertie en « mademoiselle » par le jeune homme qui ne savait trop comment s’adresser à une si singulière paroissienne. Elle devint rapidement un des piliers de la paroisse. Mais, si chaque matin le jeune prêtre remerciait Dieu de lui avoir permis d’arracher aux ténèbres les plus sombres une âme perdue, chaque soir le souvenir de la silhouette sensuelle d’Étiennette enveloppée d’un parfum de mimosa doux et poudré venait le tourmenter, alimenter ses fantasmes les plus fous, et l’empêchait de trouver le sommeil. Des cernes impressionnants sur le visage, il finit par se confier à son confesseur, un vieil abbé au franc-parler plein de bonté et surtout de bon sens. Le saint homme lui évita donc le discours convenu sur les bienfaits de la tentation et la nécessité d’y résister pour l’édification de l’âme. Il lui prodigua les meilleurs conseils, puisque éprouvés sur lui-même bien des années plus tôt. Pour cela, il choisit d’abandonner le vouvoiement indispensable à l’enseignement du maître à l’élève, mais peu indiqué en l’occurrence, et adopta le tutoiement avec un ton qui, pour être familier, ne laissait pas de place à la moindre discussion :

    « Tu vas aller t’acheter une paire de baskets, dit-il en sortant de la poche de son clergyman rapiécé un billet de cent francs qu’il venait miraculeusement de trouver dans le tronc de sainte Rita, patronne des causes perdues. Tous les matins, après la première messe, tu vas faire en courant un tour du parc Longchamp. Un tour la première semaine, deux la deuxième, et ainsi de suite jusqu’à quarante. Tous les jours, sauf le dimanche. On va installer un sac de sable dans la petite pièce à côté de la sacristie. Tous les soirs, avant de te coucher, tu feras une demi-heure de sac ; une camomille, tes prières, et au lit. Ça devrait suffire pour te changer les idées. »

    Devant le regard incrédule du jeune homme qui s’attendait bien à devoir s’engager sur le dur chemin du repentir et sans doute de la mortification, mais imaginait que cette dernière serait plutôt spirituelle que physique, le vieux prêtre se releva avec difficulté en se frottant les genoux et dit d’une voix forte :

    « Comment crois-tu que je me suis bousillé les ménisques, en faisant des génuflexions peut-être ? Pas question ! Moi, je prie debout. »

    Et il en fut ainsi.

    Jean-Claude GARRIGUES


    Le bon appât

    (Nouvelle)

    Il n’y a pas à dire, la ville ça pue. Le soir, le matin, dans la journée, écrasée de soleil ou rincée par un orage d’été, la ville ça pue. Il n’y a guère que le mistral pour nettoyer tout ça. Mais le mistral ce n’est pas un vent. C’est une tornade, un ouragan. Ça vous bouscule, ça vous glace, ça vous assourdit, ça vous étourdit, on en oublierait presque de respirer. Voilà pourquoi la ville pue un peu moins les jours de mistral. […]

    3 réponses à “Nouvelle, février 2025”

    1. Avatar de Goustille
      Goustille

      Charmante Étienne très!
      Quant au jeune curé, il s’apelle Éric?

      1. Avatar de Jean-Claude Garrigues
        Jean-Claude Garrigues

        ça en ferait un drôle de paroissien…

    2. Avatar de MARIE-FRANCE RÉGIS
      MARIE-FRANCE RÉGIS

      J’adore !! L’allusion à Ste Rita est géniale; le vieux curé en sait quelque chose apparemment …

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  • Nouvelle, décembre 2024

    Nouvelle, décembre 2024

    ♫ Mésange bleue – écoutez le chant / cri / melodie / son. ♫ Verdier d’Europe – écoutez le chant / cri / melodie / son. ♫ Mésange charbonnière – écoutez le chant / cri / melodie / son.

    Texte lu par Charlotte.

    Le bon appât

    Pour Yassir

    Il n’y a pas à dire, la ville ça pue. Le soir, le matin, dans la journée, écrasée de soleil ou rincée par un orage d’été, la ville ça pue. Il n’y a guère que le mistral pour nettoyer tout ça. Mais le mistral ce n’est pas un vent. C’est une tornade, un ouragan. Ça vous bouscule, ça vous glace, ça vous assourdit, ça vous étourdit, on en oublierait presque de respirer. Voilà pourquoi la ville pue un peu moins les jours de mistral.

    Si son père, comme tous ceux qui l’avaient précédé, avait été un forçat de l’Alpe, prisonnier des saisons, là-haut, dans l’arrière-pays, Léon, mon grand-père, avait lui choisi la liberté et le braconnage; du moins c’est ainsi que je l’imaginais. La montagne était son terrain de jeu. Il s’y déplaçait comme un chat sauvage, inventant ses propres sentiers, dédaignant les chemins tracés qui mènent toujours quelque part, trop prévisibles. Ses chemins s’ouvraient à chacun de ses pas et se refermaient aussitôt derrière lui. En toute saison, il pouvait rester des semaines entières en altitude sans redescendre au village, passant d’une crête à l’autre, seulement porté par son instinct, une soif inextinguible de solitude et l’excitation de la traque. Il n’aimait rien tant que sentir le grand air l’envelopper sur une barre rocheuse, découvrir un nouveau paysage au passage d’un col, grimper librement sur des falaises abruptes pour surprendre un chamois, un mouflon ou un bouquetin. Alors, dans ces conditions, on comprendra que la ville n’était décidément pas son lieu de prédilection. Et pourtant, ce serait bien à Marseille, et à l’occasion d’une rencontre, que sa vie allait être transformée une nouvelle fois.

    Nous habitions rue Kruger. La rue Kruger était un véritable îlot préservé aux confins des quartiers des Chartreux et des Chutes Lavie. Quinze ans plus tôt, mon père avait acheté une de ces grandes maisons de ville, construites au XIXe siècle, entourées d’un petit jardin touffu avec des pins immenses qui pouvaient monter jusqu’ à plus de dix mètres de hauteur, des tonnelles fleuries, des terrasses aériennes, et des vignes grimpantes dont on tirait encore, au début du XXe siècle, une redoutable piquette. La nôtre possédait aussi une jolie rocaille imaginée par Gaspard Gardini, ce qui en avait fait grandement monter le prix, et un sous-sol vaste et lumineux. C’est là, que le docteur Léo Mélézin avait installé son cabinet et que, l’année de mes treize ans, on aménagea un petit appartement pour mon grand-père.

    Un matin, au petit déjeuner, Léon déclara négligemment que cela lui ferait le plus grand bien de se rafraîchir aux eaux de la Durance. Mon père lui lança un regard étonné par-dessus ses lunettes demi-lunes. Et Léon précisa qu’il irait volontiers au parc Longchamp admirer le palais que l’on avait construit en hommage à ce qu’il appelait souvent ses chers ruisseaux. Ma mère, qui imaginait toujours le pire quand il s’agissait de son beau-père, risqua d’une voix un peu tremblante :

    « Vous savez, Bon-Papa, l’eau des bassins du parc n’est pas ce qu’il y a de plus propre… »

    Quant à moi, je crois que je n’ai même pas daigné lever le nez de ma console de jeux. J’ai néanmoins glapi quelque chose qui ressemblait à :

    « Papy en maillot de bain au parc, j’aimerais bien voir ça. »

    Mon père répliqua du tac au tac, ignorant les grands gestes de dénégation que lui faisait ma mère de l’autre bout de la pièce, tel un sémaphore avant la bataille, que justement ça tombait bien, puisque j’allais accompagner mon grand-père dans sa promenade. J’ai secoué la tête et soupiré bruyamment, plus pour la forme que pour exprimer un véritablement ennui, car l’idée de passer la matinée dans une salle d’étude du collège ne m’enchantait guère. Une épidémie de grippe avait mis sur le flanc une bonne moitié de l’équipe enseignante et, ce matin-là, aucun cours n’était assuré. Le parc plutôt que l’étude, même avec l’ancêtre, pensai-je alors sans une once de méchanceté mais avec un certain pragmatisme ; j’étais gagnant. Et c’est ainsi que tout a commencé entre nous. Il serait toutefois plus exact de dire que tout allait véritablement commencer la semaine suivante, avec l’apparition du revolver.

    Depuis que Léon s’était installé chez nous, aux premiers jours du mois de septembre, nous ne nous étions pour ainsi dire jamais vraiment parlé. Un baiser furtif le matin avant de partir au collège, le plus souvent sur l’injonction de ma mère : « Paul, n’oublie pas d’embrasser ton grand-père », et un « B’soir ! » distrait à mon retour, avant de me jeter sur le pot de Nutella, constituaient l’essentiel de nos relations.

    « Il faut juste trouver le bon appât », semblait penser Léon en me contemplant, non sans un certain dégoût, étaler un bon centimètre de pâte à tartiner sur une tranche de pain. Il imagina alors assez rapidement que l’appât en question pourrait bien prendre l’aspect du revolver Castellli à canon court qu’il avait ramené de la guerre. Les enfants aiment bien les armes, ce qui n’en fait pas pour autant de futurs tueurs en série. Il suffit donc à Léon de laisser traîner le revolver sur sa table de chevet et de le glisser ostensiblement dans la ceinture de son pantalon quand la femme de ménage pénétra dans sa chambre, pour que toute la maisonnée sache immédiatement que « le pépé » était armé. La phrase fut prononcée sur un ton qui frisait l’hystérie, alors que la malheureuse bonne courait se réfugier dans les bras de ma mère qui n’en menait guère plus large. Le piège était tendu.

    L’arme devint, le soir même, le principal sujet de conversation entre mes parents, au plus grand regret de mon père. La discussion étant particulièrement houleuse et l’acoustique de la maison généreuse, je ne manquai pas une syllabe de la dispute. Moins de deux jours plus tard, et alors que la bonne refusait obstinément de « faire le ménage dans la chambre du vieux », je demandai à Léon sans plus de cérémonie :

    « C’est vrai que t’as un flingue, grand-père ? ».

    L’apprivoisement commença alors. Du démontage et remontage de l’arme, on passa assez rapidement aux exercices de tir dans les sous-sols d’une ancienne tuilerie abandonnée. Puis du revolver, dont une fois l’interdit levé l’intérêt se révéla plutôt restreint, on passa aux pièges qui s’avérèrent nettement plus distrayants, et enfin des pièges tout naturellement à la taxidermie. En moins d’un mois, nous étions devenus inséparables. Chaque mercredi après-midi, nous étions au muséum d’histoire naturelle du palais Longchamp, pour étudier les collections de zoologie, principalement celle de Jean-Baptiste Marie Jaubert, célèbre ornithologue marseillais. Et le soir, nous nous exercions jusque tard dans la nuit à naturaliser les oiseaux ou les petits rongeurs que nous avions piégés dans le jardin.

    La rencontre avec Leïla Osmani se fit à l’occasion de l’une de ces visites au muséum, devant la vitrine consacrée aux oiseaux de la faune provençale. Ce jour-là, la conservatrice en chef se livrait à l’exercice qu’elle affectionnait le plus parmi les nombreuses tâches annexes attachées à sa fonction : l’accueil d’un groupe d’enfants en classe de découverte. Dans un même élan, sans vraiment nous concerter, nous nous étions discrètement intégrés au groupe. Que l’on ne se méprenne pas. Notre intention initiale n’était pas, principalement du moins, culturelle. Notre motivation était, je dois le reconnaître, plus sensuelle qu’intellectuelle. Était-ce l’élégance de la silhouette, la chaleur amicale d’une voix ensoleillée par quelques intonations méditerranéennes ? Dès l’apparition de la jeune femme, chacun dans son for intérieur, nous nous dîmes, pour l’un avec les confuses espérances de l’adolescence et pour l’autre avec les aigres regrets de la vieillesse – et aussi, sans doute, avec de petites variantes sémantiques correspondant au mode d’expression de nos générations – : « Elle est sacrément gaulée cette nana ». Ce qui n’était pas faux. Mais, gaulée ou pas, il était rapidement apparu à Léon qu’elle n’y connaissait strictement rien en ornithologie. Après avoir pris une fauvette pour un gobe-mouches, voilà maintenant qu’elle confondait le pinson avec la pie-grièche. En approchant au plus près de la vitrine, Léon constata que les petits cartels à l’écriture soignée et penchée censés donner tous les éléments de classification (genre, famille, ordre, classe, embranchement, règne) et de nomenclature, le nom binominal suivi le plus souvent du nom vulgaire, et parfois même quelques éléments de comportement comme le type d’habitat, bref le minimum scientifique, avaient été mélangés. La sitelle torchepot se trouvait ainsi qualifiée d’« Animalia, Chordata, Vertebrata, Aves, Passeriforme, Fringillidae, Fringilla, Fringilla coebes, communément nommé pinson des arbres » et, une étagère au-dessus, ledit pinson se retrouvait, lui, propulsé au rang de « Carduelis carduelis », autrement dit le chardonneret élégant. Au bénéfice d’un changement de vitrine, dans le brouhaha occasionné par le déplacement de la joyeuse troupe d’écoliers, Léon s’approcha de Leïla et lui glissa à l’oreille :

    « C’est le foutoir dans vos vitrines. Ne vous fiez pas aux cartels, ils ne correspondent pas aux oiseaux devant lesquels ils sont posés.

    La conférencière étouffa un juron et lâcha à mi-voix :

    – Vous êtes sûr ? C’est que je n’y connais rien aux oiseaux, ma spécialité c‘est les batraciens.

    – Passez directement dans la salle des mammifères, lui conseilla alors Léon sur le même ton, vous devriez arriver à faire la différence entre un lion et une girafe. »

    Un court instant, la jeune femme prit le propos pour une critique, elle écarta les bras, secoua sa belle crinière brune et, tout en tentant de réprimer le fou rire qui menaçait de la submerger, elle frappa dans ses mains pour appeler les enfants à la suivre dans la salle voisine. La suite de la visite fut des plus classiques même si le regard de Leïla venait se poser régulièrement sur nous qui restions, maintenant, à distance du groupe, car peu intéressés par la faune africaine. La visite achevée, la petite troupe et ses accompagnateurs furent installés devant un documentaire de Yann Arthus Bertrand exhumé de la cinémathèque du musée. Leïla se mit à notre recherche, et nous trouva devant la vitrine des oiseaux de montagne. Léon était en train d’imiter le chant de l’accenteur alpin. Une dizaine de visiteurs étaient regroupés autour de l’artiste, lui faisant de véritables ovations à chacune de ses imitations qui s’achevait immanquablement par un rappel scandé sur l’air des lampions : « Une autre… une autre… ». Toute la vitrine y passa, transformant pour un temps la salle de musée en volière. Le concert, digne d’Olivier Messiaen, s’acheva par le cri perçant de l’aigle en chasse, les grands oiseaux étant placés sur les étagères supérieures. Avant que le groupe ne se disperse, une petite fille curieusement coiffée d’une couette sur le sommet du crâne tira sur la jambe de pantalon de Léon, tendit le doigt vers la vitrine la plus éloignée et dit :

    « Et celui-là, tu peux le faire ? »

    Léon lui répondit gentiment :

    « Un phoque ? Non, ma chérie, je ne sais pas faire le cri du phoque. »

    Et le groupe se disloqua joyeusement. Leïla s’approcha alors de nous en applaudissant :

    « Bravo, quel succès, dit-elle une peu moqueuse.

    – Oh ! vous savez, répondit Léon, modeste, ils n’y connaissent pas grand-chose.

    – Tout de même… tout de même… crut bon d’insister Leïla sur un ton légèrement condescendant, ce qui lui valut cette fois une réplique immédiate de Léon :

    – Vous non plus d’ailleurs, si j’en juge par votre prestation de tout à l’heure. »

    Le visage de la jeune femme se rembrunit un peu avant de poursuivre, baissant le ton de sa voix comme pour une confidence :

    « Vous ne m’avez pas trahie au moins ? »

    Léon, l’index levé vers son visage, lui répondit, définitif, sous mon regard médusé et un peu confus :

    « Jamais ! On ne trahit jamais une jolie femme. »

    Rougissant légèrement, Leïla, surprise, haussa les épaules en riant. Comme pour se donner un semblant de contenance, elle sortit un jeu de petites clés de la poche de son tailleur, l’agita sous le nez de Léon et lui ordonna plutôt qu’elle ne lui demanda :

    « Puisque vous êtes si fort, vous allez bien m’aider à remettre de l’ordre dans cette vitrine ? »

    Il nous fallut une bonne heure pour que chaque cartel retrouve sa place devant son oiseau. Tout au long de l’opération, Leïla ne cessait d’interroger Léon sur la vie des oiseaux et leur comportement selon les saisons, d’abord dans le but de sonder les connaissances de ce curieux visiteur mais aussi sans doute, dans l’espérance d’en atteindre le plus rapidement possible les limites. Puis, l’interrogatoire s’était transformé en une conversation amicale et désintéressée. La matinée s’acheva par la visite des réserves du musée, suivie d’un déjeuner animé, dans un restaurant du cours Longchamp. Le premier repas d’une longue liste.

    J.-C. GARRIGUES

    Photos J.C. GARRIGUES


    Le bon appât

    (Nouvelle)

    Il n’y a pas à dire, la ville ça pue. Le soir, le matin, dans la journée, écrasée de soleil ou rincée par un orage d’été, la ville ça pue. Il n’y a guère que le mistral pour nettoyer tout ça. Mais le mistral ce n’est pas un vent. C’est une tornade, un ouragan. Ça vous bouscule, ça vous glace, ça vous assourdit, ça vous étourdit, on en oublierait presque de respirer. Voilà pourquoi la ville pue un peu moins les jours de mistral. […]

    2 réponses à “Nouvelle, décembre 2024”

    1. Avatar de Jean Serroy
      Jean Serroy

      Un vrai plaisir : enfin un texte qui permet de collectionner, pour la bonne cause, tous les noms d’oiseaux…

    2. Avatar de BALEM JEAN-YVES
      BALEM JEAN-YVES

      Un histoire bien sympathique qui se lit avec beaucoup de plaisir.

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