LIVRES
Au cœur de l’hiver de Jean-Marc Rochette
Il y a beaucoup de blanc, comme sur une toile de Kasimir Malevitch, du bleu aussi parfois, et toutes les nuances de gris. Le récit de l’hivernage de Jean-Marc Rochette et de sa compagne Christine Cam, dans leur maison d’un hameau de La Bérarde, lors de la crise du Covid, n’aurait pu être qu’un énième témoignage sur ce que fut, pour nombre de citadins, « LA » grande aventure de leur vie. Le lecteur, lassé, aurait alors murmuré « Encore!… » et, dans un soupir, il aurait reposé Au cœur de l’hiver sur la table du libraire, pour passer à autre chose, comme on chasse un mauvais souvenir. Mais alors, il aurait eu tort. Au cœur de l’hiver est de la trempe de ces livres qui vous marquent durablement, de ceux que l’on recommande à ses amis, comme on recommande une bonne table : « Lis ça, tu ne le regretteras pas. »
« Tout a commencé par un jour gris. » La phrase est simple, sans métaphore ni originalité stylistique particulière. Un verbe qui fait son office, honnêtement, sans plus, et pourtant, la mystérieuse alchimie du récit opère immédiatement, là dès les premiers mots du premier chapitre. Une légère vibration de l’air autour du lecteur, un tremblement à peine perceptible, le voilà embarqué, en neuf pages seulement et la reproduction d’un nu émouvant, des pelouses des Buttes Chaumont aux sommets du massif des Ecrins. Et le chapitre s’achève déjà : « Nous entrons enfin dans la vallée ».


Cette vallée est celle du Vénéon, porte d’entrée du massif des Ecrins, l’autre Mecque de l’alpinisme, à quelques kilomètres au sud de Grenoble. C’est là, au hameau des Etages, au-dessus de la Bérarde, que le sculpteur, peintre et illustrateur Jean-Marc Rochette et sa compagne éditrice décident de passer les quelques jours du premier confinement, au printemps 2020. Le hameau n’est plus habité l’hiver depuis 1962. Ils y ont acquis une maison quelques années plus tôt et rapidement, l’issue de cette rencontre entre un couple et un lieu s’impose comme une évidence « Je veux vivre ici, je veux respirer cet air. On ne va plus redescendre et on va préparer la maison pour le prochain hiver. »
Il y a quelque chose de Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau, dans l’aventure qui va suivre. Jean-Marc et Christine apprennent en quelques mois d’été et d’automne, la rudesse de la vie des habitants de l’Alpe, prisonniers des saisons : le jardin potager, les réserves pour passer l’hiver… Et parallèlement, petit à petit, Jean-Marc initie sa compagne à l’univers de sa jeunesse : la haute montagne. Mais l’hiver arrive rapidement, avec ses inquiétudes et ses espoirs d’autrefois : le feu que l’on doit entretenir, la routine journalière que l’on s’impose pour rompre la monotonie des journées, la forêt que l’on explore, le soleil que l’on traque et que l’on suit dans son sprint quotidien, quelques minutes par jour seulement, les bêtes que l’on observe, chamois ou chevreuil, et le loup qu’on espère. Dès novembre, ils sont seuls, isolés, à la merci des tempêtes de neige et des avalanches dévastatrices, en avant-poste des plus beaux sommets des Alpes, sur le sentier qui mène au col de la Temple, à l’Ailefroide, la Meije, aux Bans, ou aux Ecrins. La vie, comme en apesanteur durant six mois d’hiver, flotte dans l’âpre rudesse du climat et de l’isolement. Mais déjà le récit s’achève : « Les cinq marmottes se courent après, se bousculent, s’étirent dans l’herbe encore écrasée par le souvenir des grands froids, c’est le retour de la vie et des promesses. » Comment dire mieux ?
J.-C.G.
Au cœur de l’hiver de Jean-Marc Rochette, aux éditions Les Etages (2024), 192 pages, 20 euros. https://www.lesetageseditions.com/
Pierre Lemaitre : Un avenir radieux



Pierre Lemaitre est un enfant de la deuxième moitié du XXe siècle donc un nostalgique de la première. Avec Un avenir radieux, paru ces jours-ci aux éditions Calmann-Lévy, il signe le troisième opus de la saga familiale des Pelletier, Les années glorieuses, de 1948 à 1959, qui a débuté avec Le grand monde paru en 2022 et s’est poursuivie avec Le silence et la colère en 2023. Les années glorieuses s’inscrivent, elles-mêmes, dans la continuité des Enfants du désastre, dont le premier volume, Au revoir là-haut, fut couronné par le prix Goncourt 2013.
Après l’entre-deux-guerres, Pierre Lemaitre s’intéresse donc aux « trente glorieuses », une période qui fut celle de sa propre enfance. Louis et Angèle, leurs quatre enfants Jean, François, Etienne et Hélène puis les épouses ou compagnons et enfin les petits-enfants, sans oublier le chat Joseph, sont pris dans le tourbillon de l’après-guerre : la reconstruction, la décolonisation, l’émancipation des femmes, la guerre froide, le journalisme triomphant, Cinq colonnes à la une et tant d’autres…
Dans la cacophonie des destins et des sentiments, chacun suit sa propre route. Des routes qui ne manquent pas de se croiser, une fois l’an au moins, à l’occasion de la procession des Pelletier, le premier dimanche de mars, avenue des Français, à Beyrouth où est installée la savonnerie familiale, ou, plus tard, lors des repas dominicaux au Plessis-sur-Marne.
On le sait, Pierre Lemaitre, en digne héritier de Roger Martin du Gard ou de Philippe Hériat, est un orfèvre dans l’art du roman d’aventure, de la saga familiale foisonnante aux héros balzaciens. Les personnages de ses romans peuvent être bouleversants, attendrissants ou pathétiques comme impétueux, colériques ou passionnés, et même veules, emportés et terrifiants, mais il les aime tous. Il les aime tant qu’il parvient à rendre attachants une harpie et, ce que l’on ne nommait pas encore ainsi, un tueur en série.
Si, par définition, les livres qui composent une saga familiale se suivent, ceux de Pierre Lemaitre ont l’élégance de pouvoir se lire indépendamment les uns des autres. Cependant, disons le tout net, le lecteur se priverait alors d’un plaisir supplémentaire : celui de l’enchaînement des histoires. Il est impossible de raconter un livre de Pierre Lemaître, tant, comme pour tout roman d’aventure, cela équivaudrait à renoncer au bonheur d’aller de surprise en surprise, à la découverte d’histoires inattendues, de rebondissements stupéfiants, de destinées surprenantes. Et cela ne finit jamais. Il fallait s’y attendre d’ailleurs car, dès les premières pages du Grand Monde, l’auteur prévenait le lecteur en choisissant comme épigraphe cette phrase de Robert Penn Warren extraite de Tous les hommes du roi : « Si on peut être sûr d’une chose c’est qu’aucune histoire n’est jamais vraiment terminée. » Et c’est tant mieux.
J.-C.G.
Un avenir radieux de Pierre Lemaitre chez Calmann-Lévy Un avenir radieux (Grand format – Broché 2025), de Pierre Lemaitre | Calmann-Lévy . 589 pages. 23,90 euros. Version numérique 16,99 euros. Version audio Un avenir radieux (Fichier audio 2025), de Pierre Lemaitre, Philippe Sollier | Audiolib un texte lu par Philippe Sollier.



Et aussi…
Kent Haruf : l’Amérique des braves gens





Ce n’est pas d’un livre qu’il s’agit cette fois mais de plusieurs, cinq romans en tout, et de leur auteur, l’écrivain américain Kent Haruf (1943-2014). Kent Haruf était le fils d’un pasteur méthodiste et d’une enseignante installés dans le Colorado. Après des études de Lettres à la Nebraska Wesleyan University, au début des années soixante, il exerce des métiers aussi divers qu’ éleveur de poulet, infirmier, libraire, charpentier… avant de se consacrer à l’écriture. Dans les années 1970, il suit les cours de John Irving à l’université d’Iowa puis devient professeur à l’université du Nebraska avant de retourner s’installer dans le Colorado. Après quelques nouvelles publiées, son premier roman (le dernier traduit en français aux éditions Robert Laffont) Ces liens qui nous enchaînent (1984), comme son dernier, publié post mortem, Nos âmes la nuit (2015), sont tous faits de la même pâte : une chronique des gens bien, des hommes de bonne volonté, des braves gens du comté de Holt (ville imaginaire du Colorado) remplis d’une humanité simple, sans affectation mais pleinement assumée.
De la terrible vie d’Edith Goodnough et de son frère Lyman, vue par leurs plus proches voisins les Rosco, à l’incroyable audace d’Addie Moore qui, à soixante-dix ans, traverse Cedar Street, pour aller frapper à la porte de la maison de Louis Waters, son voisin depuis plus de quarante ans, et lui demande de venir passer la nuit chez elle, en passant par la chronique des frères McPheron, deux vieux éleveurs, au contact un peu rude mais au grand cœur dans Le Chant des plaines suivi des Gens de Holt County, et enfin par Colorado blues, le retour au pays de Jack Burdette, l’enfant terrible de Holt, on sillonne avec plaisir et émotions les routes cahoteuses des grandes plaines, assis dans un vieux pick-up brinqueballant. Lire Kent Haruf, c’est devenir membre d’une tribu. Une tribu qui vit au rythme des battements d’une vieille machine agricole, du piétinement des troupeaux, des échos poussiéreux d’une coopérative agricole, et des pétards de la fête du 4-Juillet. Les personnages de Kent Haruf sont tout en tendresse cachée et en émotions retenues. Ils sont de la trempe de ceux des plus grands écrivains américains, Faulkner, Yeats, Irving comme Harrison. Ils possèdent le courage tranquille d’Alvin Straigh, héros du film de David Lynch, une Vie vraie, qui pour retrouver son frère ne va pas hésiter à traverser deux Etats sur 251 milles au volant d’une… vieille tondeuse à gazon autoportée.
Nos âmes la nuit a été porté au cinéma par le scénariste indien Ritesh Batra avec Robert Redford et Jane Fonda, inoubliables, dans les rôles de Louis Waters et Addie Moore.
À quand la traduction des nouvelles de Kent Haruf ? On l’attend avec impatience.
J.-C.G.
Ces liens qui nous enchaînent, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff en 2023, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 10,50 euros.
Colorado blues, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff en 2017, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 9 euros.
Le chant des plaines traduit de l’anglais par Benjamin Legrand en 2001, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 11,50 euros.
Les gens de Holt County traduit de l’anglais en 2015 par Anouk Neuhoff, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 10,50 euros.
Nos âmes la nuit, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff en 2016, aux éditions Robert Laffont, une préface de François Busnel, collection Pavillons poche, 8 euros.
Podcast

Jean-Jacques Hublin titulaire de la chaire de paléoanthropologie au Collège de France, au cours de l’année 2021 2022, prononça une leçon inaugurale sur le thème : Homo sapiens, une espèce invasive. Partie de sa niche éco-géographique africaine, l’espèce Homo sapiens a étendu son emprise sur l’ensemble de la planète au cours de son expansion, entraînant une perte de la biodiversité et la disparition d’autres espèces humaines, comme les Néandertaliens, avec lesquelles elle a parfois coexisté. Comment notre espèce s’est-elle ainsi imposée ? Était-elle réellement plus avancée que les autres formes d’humanité qui ont évolué parallèlement à elle ? Cette leçon inaugurale tente de définir Homo sapiens, de l’évolution de ses traits morphologiques et physiques à ses capacités cognitives, en passant par la maîtrise de certaines technologies.[…]
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