« Noir c’est noir », on le sait, mais plus noir que noir ?… C’est King bien sûr, Stephen King. Pour ce nouvel ouvrage, dont la traduction paraît le 27 février chez Albin-Michel sous le titre Plus noir que noir, l’icône de la littérature américaine a de nouveau choisi la forme de la nouvelle. Un retour aux sources, en quelque sorte, pour cet écrivain prolixe, auteur de multiples best-sellers (une soixantaine de romans et de plus de deux cents nouvelles) pour beaucoup portés à l’écran. Carrie, son premier succès, on s’en souvient, fut d’abord une nouvelle avant d’être un roman puis un film de Brian De Palma Carrie au bal du diable.
Voici donc rassemblées dans un nouveau recueil, douze nouvelles liées par la même pâte, celle du polar, de l’étrange, du mystère, du frisson, ou de l’angoisse sous toutes ses formes et ses degrés. Douze nouvelles liées aussi par le regard singulier que l’écrivain de Bangore dans le Maine pose sur ses personnages et, à travers eux, sur son époque. Car Stephen King est avant tout un grand naturaliste. Il observe ses contemporains, les scrute, les dissèque et d’un mot, au détour d’une phrase, embarque le lecteur de la banalité d’un monde réaliste vers une atmosphère inquiétante, un monde halluciné. Le grand talent de Stephen King réside donc dans la bascule, dans sa capacité à faire surgir, au cœur même de la normalité, un monde imaginaire. Le monde de Deux crapules pleines de talent qui ouvre le recueil , ou comment deux hommes ordinaires, associés dans la gestion de la décharge d’ordures d’une petite ville du Maine, ont pu, au milieu de leur vie, connaître chacun le succès, la célébrité et la gloire dans deux domaines culturels différents : l’écriture et la peinture. L’ étrange destin de Willie le tordu : un gamin bizarre qui étudie les oiseaux et les insectes morts et qui enferme des lucioles dans une bouteille pour le simple plaisir de les voir s’éteindre et mourir. Le mauvais rêve de Danny Coughlin ou L’Homme aux Réponses tranquillement assis sur le bord de la route, sous un parasol rouge et que Phil Parker eut la grande chance ou le grand malheur de rencontrer trois fois au cours de son existence.
D’une page à l’autre, d’une nouvelle à la suivante, Stephen King multiplie les scènes d’une grande puissance visuelle, ces moments où l’histoire dérape, ou l’on perd complètement l’équilibre pour tomber dans l’inquiétante étrangeté, tout en sachant que l’on ne pourra plus faire machine arrière. Et on se laisse prendre à chaque fois.
J.-C.G.
Plus noir que noir de Stephen King aux éditions Albin Michel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch. 624 pages, 24,90 euros. Plus noir que noir | Éditions Albin Michel
Nouvelles de jeunesse : un inédit
de Tennessee Williams
Son nom était alors Thomas Lanier Williams. Il venait, sur l’injonction de son père, de quitter l’université du Missouri, sans diplôme, pour entrer dans la fabrique de chaussures de Saint-Louis dont Cornelius Williams était le directeur des ventes. Il rejoignait aussi, sans entrain, la maison familiale. C’était l’époque de la grande dépression. 1932, le chaos régnait à la fois dans le pays et dans la famille Williams. L’écriture allait permettre au futur Tennessee Williams (1911-1983) d’échapper tant soit peu à l’absurdité de son travail d’employé de bureau et aux conflits familiaux. Les nouvelles qu’il écrit n’ont été publiées aux Etats-Unis qu’en 2023, pour le quarantième anniversaires de sa mort. Sept d’entre-elles viennent d’être traduites en français et publiées, ce mois-ci, chez Robert Laffont. Une vieille dame en guerre avec deux pékinois farceurs ; la première aventure, un peu pitoyable, d’un jeune garçon plutôt niais, au cours d’un camp d’été ; la nouvelle vie du révérend Houston ; Nathan découvre l’amour l’été de ses vingt ans ; … chacune de ces histoires recèle son lot de d’interrogations désabusées, tendres et humoristiques, que le jeune homme pose sur le monde qui l’entoure, mais le grand portraitiste est déjà là, capable d’une phrase, d’un seul mot même, de camper un personnage, de peindre une ambiance.
Ceux qui ont aimé, Un tramway nommé désir, La chatte sur un toit brûlant, ou Soudain l’été dernier, des textes portés à l’écran par les plus grands réalisateurs d’une génération, apprécieront sûrement ces écrits de jeunesse. On est là à la source de l’œuvre de l’un des plus grands dramaturges américains.
J.-C.G.
Nouvelles de jeunesse de Tennessee Williams, traduit de l’anglais ( Etats-Unis) par Aline Aziulay-Pacvoñ, aux éditions Robert Laffont. Coll. Pavillons. 160 pages, 19 euros. Préface de Tom Mitchell. www.laffont.fr
En 1940, comment résister après le coup de massue de l’armistice ? « 1940-1944 : la Résistance racontée par ceux qui l’ont faite », une série enregistrée en 1964, à peine vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, propose des témoignages inédits de résistants au nazisme et au régime de Vichy.
Il y a beaucoup de blanc, comme sur une toile de Kasimir Malevitch, du bleu aussi parfois, et toutes les nuances de gris. Le récit de l’hivernage de Jean-Marc Rochette et de sa compagne Christine Cam, dans leur maison d’un hameau de La Bérarde, lors de la crise du Covid, n’aurait pu être qu’un énième témoignage sur ce que fut, pour nombre de citadins, « LA » grande aventure de leur vie. Le lecteur, lassé, aurait alors murmuré « Encore!… » et, dans un soupir, il aurait reposé Au cœur de l’hiver sur la table du libraire, pour passer à autre chose, comme on chasse un mauvais souvenir. Mais alors, il aurait eu tort. Au cœur de l’hiver est de la trempe de ces livres qui vous marquent durablement, de ceux que l’on recommande à ses amis, comme on recommande une bonne table : « Lis ça, tu ne le regretteras pas. »
« Tout a commencé par un jour gris. » La phrase est simple, sans métaphore ni originalité stylistique particulière. Un verbe qui fait son office, honnêtement, sans plus, et pourtant, la mystérieuse alchimie du récit opère immédiatement, là dès les premiers mots du premier chapitre. Une légère vibration de l’air autour du lecteur, un tremblement à peine perceptible, le voilà embarqué, en neuf pages seulement et la reproduction d’un nu émouvant, des pelouses des Buttes Chaumont aux sommets du massif des Ecrins. Et le chapitre s’achève déjà : « Nous entrons enfin dans la vallée ».
Cette vallée est celle du Vénéon, porte d’entrée du massif des Ecrins, l’autre Mecque de l’alpinisme, à quelques kilomètres au sud de Grenoble. C’est là, au hameau des Etages, au-dessus de la Bérarde, que le sculpteur, peintre et illustrateur Jean-Marc Rochette et sa compagne éditrice décident de passer les quelques jours du premier confinement, au printemps 2020. Le hameau n’est plus habité l’hiver depuis 1962. Ils y ont acquis une maison quelques années plus tôt et rapidement, l’issue de cette rencontre entre un couple et un lieu s’impose comme une évidence « Je veux vivre ici, je veux respirer cet air. On ne va plus redescendre et on va préparer la maison pour le prochain hiver. »
Il y a quelque chose de Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau, dans l’aventure qui va suivre. Jean-Marc et Christine apprennent en quelques mois d’été et d’automne, la rudesse de la vie des habitants de l’Alpe, prisonniers des saisons : le jardin potager, les réserves pour passer l’hiver… Et parallèlement, petit à petit, Jean-Marc initie sa compagne à l’univers de sa jeunesse : la haute montagne. Mais l’hiver arrive rapidement, avec ses inquiétudes et ses espoirs d’autrefois : le feu que l’on doit entretenir, la routine journalière que l’on s’impose pour rompre la monotonie des journées, la forêt que l’on explore, le soleil que l’on traque et que l’on suit dans son sprint quotidien, quelques minutes par jour seulement, les bêtes que l’on observe, chamois ou chevreuil, et le loup qu’on espère. Dès novembre, ils sont seuls, isolés, à la merci des tempêtes de neige et des avalanches dévastatrices, en avant-poste des plus beaux sommets des Alpes, sur le sentier qui mène au col de la Temple, à l’Ailefroide, la Meije, aux Bans, ou aux Ecrins. La vie, comme en apesanteur durant six mois d’hiver, flotte dans l’âpre rudesse du climat et de l’isolement. Mais déjà le récit s’achève : « Les cinq marmottes se courent après, se bousculent, s’étirent dans l’herbe encore écrasée par le souvenir des grands froids, c’est le retour de la vie et des promesses. » Comment dire mieux ?
Un avenir radieux, sorti aujourd’hui 21 janvier, est le troisième volume des Années glorieuses, une saga familiale dont le premier opus, Le grand monde, est paru en 2022, suivi en 2023 par Le silence et la colère.
Pierre Lemaitre est un enfant de la deuxième moitié du XXe siècle donc un nostalgique de la première. Avec Un avenir radieux, paru ces jours-ci aux éditions Calmann-Lévy, il signe le troisième opus de la saga familiale des Pelletier, Les années glorieuses, de 1948 à 1959, qui a débuté avec Le grand monde paru en 2022 et s’est poursuivie avec Le silence et la colère en 2023. Les années glorieuses s’inscrivent, elles-mêmes, dans la continuité des Enfants du désastre, dont le premier volume, Au revoir là-haut, fut couronné par le prix Goncourt 2013.
Après l’entre-deux-guerres, Pierre Lemaitre s’intéresse donc aux « trente glorieuses », une période qui fut celle de sa propre enfance. Louis et Angèle, leurs quatre enfants Jean, François, Etienne et Hélène puis les épouses ou compagnons et enfin les petits-enfants, sans oublier le chat Joseph, sont pris dans le tourbillon de l’après-guerre : la reconstruction, la décolonisation, l’émancipation des femmes, la guerre froide, le journalisme triomphant, Cinq colonnes à la une et tant d’autres…
Dans la cacophonie des destins et des sentiments, chacun suit sa propre route. Des routes qui ne manquent pas de se croiser, une fois l’an au moins, à l’occasion de la procession des Pelletier, le premier dimanche de mars, avenue des Français, à Beyrouth où est installée la savonnerie familiale, ou, plus tard, lors des repas dominicaux au Plessis-sur-Marne.
On le sait, Pierre Lemaitre, en digne héritier de Roger Martin du Gard ou de Philippe Hériat, est un orfèvre dans l’art du roman d’aventure, de la saga familiale foisonnante aux héros balzaciens. Les personnages de ses romans peuvent être bouleversants, attendrissants ou pathétiques comme impétueux, colériques ou passionnés, et même veules, emportés et terrifiants, mais il les aime tous. Il les aime tant qu’il parvient à rendre attachants une harpie et, ce que l’on ne nommait pas encore ainsi, un tueur en série.
Si, par définition, les livres qui composent une saga familiale se suivent, ceux de Pierre Lemaitre ont l’élégance de pouvoir se lire indépendamment les uns des autres. Cependant, disons le tout net, le lecteur se priverait alors d’un plaisir supplémentaire : celui de l’enchaînement des histoires. Il est impossible de raconter un livre de Pierre Lemaître, tant, comme pour tout roman d’aventure, cela équivaudrait à renoncer au bonheur d’aller de surprise en surprise, à la découverte d’histoires inattendues, de rebondissements stupéfiants, de destinées surprenantes. Et cela ne finit jamais. Il fallait s’y attendre d’ailleurs car, dès les premières pages du Grand Monde, l’auteur prévenait le lecteur en choisissant comme épigraphe cette phrase de Robert Penn Warren extraite de Tous les hommes du roi : « Si on peut être sûr d’une chose c’est qu’aucune histoire n’est jamais vraiment terminée. » Et c’est tant mieux.
Les trois volumes des Enfants du désastre parus à partir de 2013.
Et aussi…
Kent Haruf : l’Amérique des braves gens
Cinq romans de Kent Haruf traduits aux éditions Robert Laffont dans la collection Pavillons Poche www.laffont.fr
Ce n’est pas d’un livre qu’il s’agit cette fois mais de plusieurs, cinq romans en tout, et de leur auteur, l’écrivain américain Kent Haruf (1943-2014). Kent Haruf était le fils d’un pasteur méthodiste et d’une enseignante installés dans le Colorado. Après des études de Lettres à la Nebraska Wesleyan University, au début des années soixante, il exerce des métiers aussi divers qu’ éleveur de poulet, infirmier, libraire, charpentier… avant de se consacrer à l’écriture. Dans les années 1970, il suit les cours de John Irving à l’université d’Iowa puis devient professeur à l’université du Nebraska avant de retourner s’installer dans le Colorado. Après quelques nouvelles publiées, son premier roman (le dernier traduit en français aux éditions Robert Laffont) Ces liens qui nous enchaînent (1984), comme son dernier, publié post mortem, Nos âmes la nuit (2015), sont tous faits de la même pâte : une chronique des gens bien, des hommes de bonne volonté, des braves gens du comté de Holt (ville imaginaire du Colorado) remplis d’une humanité simple, sans affectation mais pleinement assumée.
De la terrible vie d’Edith Goodnough et de son frère Lyman, vue par leurs plus proches voisins les Rosco, à l’incroyable audace d’Addie Moore qui, à soixante-dix ans, traverse Cedar Street, pour aller frapper à la porte de la maison de Louis Waters, son voisin depuis plus de quarante ans, et lui demande de venir passer la nuit chez elle, en passant par la chronique des frères McPheron, deux vieux éleveurs, au contact un peu rude mais au grand cœur dans Le Chant des plaines suivi des Gens de Holt County, et enfin par Colorado blues, le retour au pays de Jack Burdette, l’enfant terrible de Holt, on sillonne avec plaisir et émotions les routes cahoteuses des grandes plaines, assis dans un vieux pick-up brinqueballant. Lire Kent Haruf, c’est devenir membre d’une tribu. Une tribu qui vit au rythme des battements d’une vieille machine agricole, du piétinement des troupeaux, des échos poussiéreux d’une coopérative agricole, et des pétards de la fête du 4-Juillet. Les personnages de Kent Haruf sont tout en tendresse cachée et en émotions retenues. Ils sont de la trempe de ceux des plus grands écrivains américains, Faulkner, Yeats, Irving comme Harrison. Ils possèdent le courage tranquille d’Alvin Straigh, héros du film de David Lynch, une Vie vraie, qui pour retrouver son frère ne va pas hésiter à traverser deux Etats sur 251 milles au volant d’une… vieille tondeuse à gazon autoportée.
Nos âmes la nuit a été porté au cinéma par le scénariste indien Ritesh Batra avec Robert Redford et Jane Fonda, inoubliables, dans les rôles de Louis Waters et Addie Moore.
À quand la traduction des nouvelles de Kent Haruf ? On l’attend avec impatience.
J.-C.G.
Ces liens qui nous enchaînent, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff en 2023, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 10,50 euros.
Colorado blues, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff en 2017, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 9 euros.
Le chant des plaines traduit de l’anglais par Benjamin Legrand en 2001, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 11,50 euros.
Les gens de Holt County traduit de l’anglais en 2015 par Anouk Neuhoff, aux éditions Robert Laffont, collection Pavillons poche, 10,50 euros.
Nos âmes la nuit, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff en 2016, aux éditions Robert Laffont, une préface de François Busnel, collection Pavillons poche, 8 euros.
Jean-Jacques Hublin titulaire de la chaire de paléoanthropologie au Collège de France, au cours de l’année 2021 2022, prononça une leçon inaugurale sur le thème : Homo sapiens, une espèce invasive. Partie de sa niche éco-géographique africaine, l’espèce Homo sapiens a étendu son emprise sur l’ensemble de la planète au cours de son expansion, entraînant une perte de la biodiversité et la disparition d’autres espèces humaines, comme les Néandertaliens, avec lesquelles elle a parfois coexisté. Comment notre espèce s’est-elle ainsi imposée ? Était-elle réellement plus avancée que les autres formes d’humanité qui ont évolué parallèlement à elle ? Cette leçon inaugurale tente de définir Homo sapiens, de l’évolution de ses traits morphologiques et physiques à ses capacités cognitives, en passant par la maîtrise de certaines technologies.[…]
Un road trip entre chien et loup de Paolo Cognetti
L’histoire débute comme le scénario d’un road movie canin à la Bonnie and Clyde. Une jeune chienne et peut-être un loup gris, un chien-loup du moins, remontent la Valsesia, une rivière de montagne que l’on nomme « le fleuve », dans une vallée piémontaise au pied du mont Rose, tuant tous les chiens qu’ils rencontrent sur leur passage. Le voyage, entre les cours d’usines abandonnées et les entrepôts délabrés, ne durera que le temps d’un chapitre mais il va imprégner le livre jusqu’à la dernière page.
La Valsesia est une de ces vallées industrielles du nord de l’Italie, froide et encaissée, où, plus on s’élève, plus le paysage se dissipe dans la brume, au point qu’il devient impossible de discerner le bord du précipice. Ici, le paysage est bicolore, blanc et vert, le blanc de la neige ou du brouillard et le vert sombre des forêts de sapins, épaisses et spongieuses. Là, deux frères, Fredo et Luigi, vont tenter sans succès de se retrouver. L’un est resté au village où il est devenu garde forestier et s’apprête à fonder une famille avec Elisabetta ; l’autre a dû s’exiler au Canada après un séjour en prison. Ils n’ont plus en commun que leurs souvenirs faits de chasse et d’alcool, et le vieux chalet délabré de leur père. Un chalet perdu dans la montagne mais qui bientôt sera au cœur des pistes d’une station de ski.
On n’est qu’à quelques sommets des baite (prononcez baïté) de pierres sèches du Val d’Aoste de Huit montagnes (prix Médicis étranger 2017), et pourtant En bas dans la vallée est si différent, plus noir sans doute. On y retrouve cependant tout l’art de Paolo Cognetti passé maître, depuis plusieurs livres déjà, dans la description de ces être happés par leur destin, à la recherche d’eux-mêmes et de leur raison de vivre.
J.-C. G
En bas dans la vallée de Paolo Cognetti, traduit de l’italien par Anita Rochedy, Stock, 160 pages, 18,90€.
« Récit documentaire » est-il écrit sur la fiche de l’éditeur qui accompagne le dernier livre de Philippe Artières, À bout portant Versailles 1972, paru aux éditions Verticales. S’il n’est pas écrit Témoignage, c’est que les faits à l’origine de cet ouvrage se sont déroulés certes chez lui, dans sa ville du moins, mais il n’en a eu connaissance que cinquante ans plus tard, à l’automne 2022.
Le 29 novembre 1972, un ouvrier algérien de 40 ans, Mohamed Diab, est tué d’une rafale de pistolet mitrailleur au cours d’une bagarre avec des gardiens de la paix, dans le commissariat de la caserne de Noailles à Versailles.
Pourquoi ce silence dans son entourage autour de ce fait divers ? Le directeur de recherche du CNRS à l’EHESS qu’il est devenu l’attribue aujourd’hui à son « racisme », non pas initialement celui de l’enfant qu’il était alors, ni de l’historien qu’il est devenu, mais celui d’une société, celle des années 1970, où l’on vivait en communauté, entre « blancs, bourgeois et catholiques ». Un racisme systémique en quelque sorte, consubstantiel à son milieu.
Dans les premières pages du livre, Philippe Artières décrit magnifiquement cette société si homogène composée de familles avec trois enfants, le père cadre, la mère au foyer qui « enseigne le caté aux enfants le mercredi », où les écoles n’étaient pas encore mixtes. Il raconte les week-ends en R16, les vacances d’hiver dans les appartements cabines des toutes nouvelles stations de ski savoyardes et celles d’été dans la maison familiale, à la campagne, bien loin des villes champignons qui éclosent dans la région parisienne et des autoroutes en construction. Comme dans un film de Claude Sautet, il ne manque ni « l’appartement modèle acheté sur plan » dans « la Résidence », ni « les meubles en métal » ni « les chaises transparentes » ni Bob Dylan, ni les lents désespoirs et les courts instants de grâce. Mais dans cette société où l’étranger, la différence restent invisibles, le racisme est latent.
Les parents lisent Télérama (ça n’a pas changé…), les Nouvelles de Versailles et les enfants sont abonnés à Pomme d’Api et plus tard au Courrier de l’Unesco où ils découvrent « par les nombreuses photographies, que vivent sur terre d’autres peuples ». Durant les soixante premières pages du livre, Philippe Artières dresse un état des lieux implacable avec force d’exemples, de ce qu’il dénonce comme un « racisme discret qui ne fait pas de vagues, ni de polémiques en famille ». Dans une France où « on n’a pas de pétrole mais on a des idées » (sous-entendu ceux qui ont du pétrole en seraient dépourvus…) le racisme ordinaire est partout. La société baigne dedans comme dans un marécage puant. Et l’on s’y habitue. Les années passent, les enfants grandissent. Au lycée, ils militent à Touche pas à mon pote, à la fac ils défilent contre la loi Devaquet puis la mort de Malik Oussekine. Philippe Artières étudie l’Histoire et fonde même une famille arc-en-ciel. Au final donc, le parcours d’un good guy dirait-on outre-Atlantique. On pourrait alors le croire tiré d’affaire, émancipé de son milieu, par l’engagement de toute une vie mais le constat qu’il fait est terrible. Et si, au fil des pages, il arrive que l’on ne partage pas complètement son analyse, le raisonnement, servit pas un style irréprochable, est implacable. Le couperet tombe dans les dernières lignes : « (…) j’écris une tribune pour critiquer, dénoncer, un regard raciste. Mais là encore, dénoncer le racisme, c’est trop facile. Je suis raciste. »
J.-C.G.
À bout Portant Versailles 1972 de Philippe Artières aux éditions Verticales, 114 pages. 17€.
Lettres à la petite fille qui vient de naître De Patrice Franceschi
C’est un livre à la conception originale : vingt-quatre courts chapitres, vingt-quatre lettres adressées par son parrain à une enfant tout juste née. Il y a bien sûr dans cet ouvrage quelque chose du poème de Rudyard Kipling « Tu seras un homme mon fils », les conseils d’un père censés guider son fils vers l’âge adulte dans la société britannique post victorienne.
Le courage, l’équilibre, l’honnêteté, le devoir, la vérité, la vie, la maitrise de soi, l’engagement, l’amitié et l’amour, etc. Tout y est mis au goût du jour de ce nouveau millénaire, dans une société déliquescente. « Comment tenir droit sur une pente qui vacille », « le déclin de notre volonté collective de vivre ensemble », mais « le meilleur adviendra si la génération à laquelle tu appartiens décide d’inverser le cours des choses. »
Dans un style alerte, Patrice Franceschi décline ses rudes constats, ses mises en garde et ses conseils à cette petite fille, encore innocente, que l’on croise parfois, dans sa poussette, au détour d’une page, sur la place de la Contrescarpe. Et le lecteur passe ainsi, sans se lasser, d’un chapitre à l’autre sur cent pages tout juste, pour lâcher dans un souffle en refermant le livre « Eh bien!… Bon courage, Petite! »
J.-C.G.
Lettres à la petite fille qui vient de naître de Patrice Franceschi, éditions Grasset, 112 pages 16 €.
Entre 2009 et 2016, le sociologue Frédéric Lenoir produit et anime Les Racines du Ciel sur France Culture. Au cours d’une émission consacrée à l’Amour, avec comme invité l’écrivain et philosophe Fabrice Midal, à l’occasion de la sortie de son livre Et si de l’amour on ne savait rien (Albin Michel), la spécialiste de la poésie et de la spiritualité persane, Leili Anvar, lit un magnifique poème du poète persan Rûmî. Un texte qu’elle a elle-même traduit.
Par ta musique, toi, eau vive d’immortalité, / Fais-moi bercer comme un moulin tourner, / Fais qu’il en soit ainsi pour l’éternité / D’un côté mon cœur disloqué, de l’autre mon égoïté. / Pas une branche, pas une feuille ne peut sans une brise bouger, / Pas un fétu de paille sans ambre ne pourrait s’élancer. / Si pas un fétu ne peut sans vent s’envoler, / Sans le vent du désir, comment tout un monde pourrait-il s’ébranler ? / Toutes les parcelles du monde aiment d’amour, / Et chaque parcelle, d’un beau visage est enivré. / Mais ils ne te disent pas leur états bien cachés, / Car au méritant seul se disent les secrets. / Ce ciel, s’il n’aimait pas d’amour ne contiendrait pas en son sein la pureté, / Si le soleil lui-même n’aimait pas d’amour, sa face n’aurait pas en elle cette clarté. / Si la terre et les montagnes n’aimaient pas d’amour, les plantes de leur ventre ne pourraient pas pousser. / Et si la mer n’avait eu vent de l’amour, elle aurait trouvé une attache où se poser. / Toi, aime d’amour pour connaître l’amour. / Sois fidèle, pour voir la fidélité. / Ce fardeau du dépôt, le ciel l’a refusé, / Car il aimait d’amour, il eut peur de manquer
Il n’y a pas à dire, la ville ça pue. Le soir, le matin, dans la journée, écrasée de soleil ou rincée par un orage d’été, la ville ça pue. Il n’y a guère que le mistral pour nettoyer tout ça. Mais le mistral ce n’est pas un vent. C’est une tornade, un ouragan. Ça vous bouscule, ça vous glace, ça vous assourdit, ça vous étourdit, on en oublierait presque de respirer. Voilà pourquoi la ville pue un peu moins les jours de mistral. […]
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